C’est un de nos grands chevaux de bataille chez BackStory: tout est média, y compris les utilisateurs, spectateurs, joueurs, cibles, quelle que soit la façon dont on les appelle. Le public n’est pas brutalement devenu le cœur de notre écosystème avec l’apparition du Web, il l’a toujours été. La seule différence, c’est qu’aujourd’hui on l’entend mieux. Loin d’être une menace, c’est un avantage considérable, à condition de l’écouter et de comprendre son langage…
Le 2 décembre dernier un article de Simon Pulman sur son excellent blog Transmythology.com avait attiré mon attention sur la préparation du film très attendu Uncharted: Drake’s Fortune inspiré par le 1er opus des jeux vidéo Uncharted de Naughty Dog.
Le réalisateur David O Russell, ayant exprimé lors d’une interview son intention de doter le héros, Nathan Drake, d’une famille (dans le jeu, il fait simplement mention de son lointain ancêtre, Francis Drake), a déclenché un tollé chez les fans de la série. « Rien de ce film ne ressemble au jeu, à part le titre », râlent les fans, « si vous devez changer complètement le ton et le concept, par pitié, faites juste votre film dans votre coin et donnez-lui un autre titre! Pourquoi bousiller un bon jeu de plus avec un film qui trahit complètement son univers? »
Le fait est que ça m’a collé des boutons à moi aussi dans un premier temps (dans un second temps, la scénariste en moi a repris le pas sur la fan du jeu). Passionnée de jeux vidéo depuis qu’ils existent, j’ai vécu l’arrivée de la série Uncharted comme un véritable événement, presque aussi marquant que le lancement de Myst des frères Miller et de Cyan en 1993, et certainement de la même portée que les débuts de Tomb Raider ou les premiers Prince of Persia. La force d’Uncharted, pour moi, au-delà d’un univers visuel superbement réalisé et d’une jouabilité sans faille (on ne peut pas en dire autant du décevant Fallout New Vegas), tient dans sa cohérence implacable: un scénario aussi rythmé que les meilleurs films d’action, des personnages extraordinairement attachants, des dialogues ciselés (qui ne paraphrasent jamais l’action mais lui ajoutent toujours des dimensions supplémentaires) et une profondeur narrative exemplaire qui reste rare dans les jeux vidéo. J’ai une profonde admiration pour la scénariste Amy Fennig et toute l’équipe de Naughty Dog. Ajoutez à cela que la plupart des cinématiques sont jouables (techniquement, c’est bluffant!) et qu’au lieu de constituer de longues phases de pauses entre les niveaux, elles sont judicieusement insérées par séquences très courtes au plein milieu de l’action. Moralité: on a réellement l’impression d’être dans un film… qu’on joue. J’ai dû le jouer au moins 10 fois entièrement et à tous les niveaux de difficulté mais le nombre et le rythme des retournements (twists) sont tels que je sursaute encore quand les ponts s’écroulent sous « mes » pieds ou quand l’intelligence artificielle des NPC déjoue mes ruses et ma maîtrise du jeu. Bref, s’il y a un jeu dont la mythologie est au moins aussi forte que celle de Myst ou de Tomb Raider, c’est assurément Uncharted.
Or les jeux Tomb Raider ont plutôt pâti de la sortie des films du même nom (malgré Angelina Jolie – les scénarios des films n’ont conservé de l’univers initial que le manoir et les changements incessants de décors, c’était plutôt mince) et Myst a pris un sacré coup dans l’aile quand l’opus Uru a changé le gameplay en introduisant un personnage: la force de Myst tenait, entre autres, dans l’absence totale de personnage, ce qui obligeait le joueur à se plonger lui-même dans l’univers du jeu. Revelations et End of Ages ont eu beau revenir au gameplay initial, les dommages étaient faits, beaucoup de fans s’étaient détournés sans espoir de retour.
Alors pourquoi diable ajouter une famille à Nathan Drake quand il a déjà des compagnons récurrents extrêmement forts et attachants? Je comprends la rébellion des fans: Drake est un franc-tireur qui la joue solo, et chacun de ses compagnons est un personnage à part entière, avec son propre agenda. Le doter d’une famille, c’est le faire entrer dans un tissu de liens affectifs qui sont incompatibles avec son tempérament et le concept même de la série. En même temps, je comprends aussi les besoins du réalisateur et des scénaristes du film d’étoffer leur galerie de personnages. Le dilemme est de taille: d’un côté, la nécessité de faire un vrai bon film, avec tous les ingrédients indispensables qu’attendent les spectateurs; de l’autre, le risque de perdre la base considérable de fans des jeux dans le monde entier. En réalité, l’incompatibilité est toute relative. Si les scénaristes du film sont assez malins pour rappeler Amy Fennig et se plonger eux-mêmes dans la mythologie du jeu avant de prendre des décisions, il est tout à fait possible de créer une nouvelle famille de personnages autour de Drake tout en respectant à la lettre ce qui fait l’originalité et la force de cet univers. Il y a même certainement là matière à alimenter aussi d’autres développements du jeu.
Simon Pulman insiste donc à juste titre dans son article sur la nécessité pour les créateurs transmedia de prévoir dès la conception initiale toutes les lignes narratives des extensions possibles. « Idéalement », dit-il, « une stratégie aurait dû être mise en place pour un film avant même que le jeu sorte – pas un scénario complet bien sûr, mais un synopsis cernant les grandes lignes de l’histoire qui pourrait être filmée. A partir de là, d’autres développements du jeu auraient pu être écrits incluant des éléments de la future intrigue du film – en puisant directement dans la mythologie préexistante dont l’objet est d’anticiper le tissu croisé des histoires qui feront des jeux, des films, des bandes dessinées ou tout autre extension transmedia ». Et d’ajouter: « En se lançant à l’aveuglette et en autorisant une tierce partie à prendre les décisions (l’équipe du film), Naughty Dog et Sony sont en train de jouer à pile ou face des millions de dollars de bénéfices. »
Et il a parfaitement raison. Tous les gens de marketing du monde entier vous le diront: quand on a une base de fans fidèles, on la respecte et on la chouchoute. On ne la trahit surtout pas pour aller draguer un autre segment de cible dont on n’est jamais sûr qu’il mordra à l’hameçon – et moins encore qu’on réussira à le fidéliser. Une clientèle fidèle, c’est le fond de votre chiffre d’affaires, et il serait très risqué de faire moins que lui dérouler respectueusement un tapis rouge… Parce qu’un fidèle perdu, c’est un client qui ne revient jamais.
Mais dénouement récent du différend qui opposait les fans d’Uncharted au réalisateur O Russell en appelant l’arbitrage du studio de création du jeu, Naughty Dog: Richard Lemarchand de Naughty Dog semble avoir entendu ses fans. Dans une intervention récente, il affirme avoir conscience de faire du transmédia et en connaître parfaitement les enjeux. J’ai beaucoup d’admiration pour les créateurs d’Uncharted et l’équipe de Naughty Dog. Je crois qu’ils comptent parmi les professionnels du jeu vidéo (et peut-être demain du transmedia) qui ont toutes les qualités et toute l’intelligence pour nous surprendre encore. Mais un fan, c’est exigeant. Quand on l’a surpris une fois, deux fois, il faut surtout ne pas faire mentir l’adage qui veut que « jamais deux sans trois ». Et pour être tout à fait franche, comme la plupart des autres fans, j’attends avec plus d’impatience le 3ème volet du jeu (Drake’s Deception) que le film: les spectres des erreurs de Lara Croft et de Prince of Persia pèsent eux aussi sur le futur film Uncharted, et il va falloir faire très fort pour nous les faire oublier.
C’est un autre de nos chevaux de bataille chez BackStory: la certitude que les professionnels du transmedia ont énormément à apprendre de nos amis du jeu vidéo. Nous en sommes persuadés: le transmedia gagnera ses lettres de noblesse du mariage librement consenti et enthousiaste des talents issus du cinéma (et de la TV), du Web, du jeu vidéo et de la pub.
(Hmmm?.. Oui, ça fait un mariage polygame. Où est le problème?) Il est largement temps qu’on sorte de nos schémas de pensée claniques: on peut être « trans- » tout en étant « poly-« … ;0)