LE JOLI TRANSMEDIA D’À CÔTÉ: SPANGAS

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Ça se regarde en flamand, parfois sous-titré en anglais sur YouTube, c’est une série TV craquante qui passionne son public depuis 2007 et c’est aussi le site Web le plus visité par les adolescents aux Pays-Bas. Mais par-dessus tout ça, c’est une expérience transmedia superbe, menée avec autant de sensibilité que d’intelligence, qui se passe juste à côté de chez nous et qui devrait tous nous inspirer.

Crée par Leontine Groen et Anya Koek, SpangaS est un projet multidimensionnel qui a été abordé dès la phase de conception comme une véritable expérience transmedia. Aujourd’hui, le dispositif comprend une série TV, Internet et un impressionnant site Web officiel, des livres et romans, des magazines, un long métrage sorti en 2009, des événements dans la « vraie vie » et une solide relation avec une large communauté de fans, abordant de front et avec beaucoup de sensibilité tous les problèmes qui peuvent se poser aux adolescents.
Il a été développé par un groupe de producteurs néerlandais (dont Johan Nijenhuis) qui avait préalablement pris le temps d’analyser attentivement d’autres expériences transmedia réussies à travers le monde pour mieux s’en inspirer. Rien qu’à savoir ça, l’humilité de leur approche, je les trouve déjà très sympathiques. On va jeter un coup d’œil à SpangaS ensemble, d’accord?

SPANGAS: LA SÉRIE TV.

Ils en sont à la 4ème saison aujourd’hui, qui a démarré en septembre 2010 et devrait se terminer fin avril 2011 alors que la 5ème saison est en production. Écrite et tournée comme un Sitcom (mais tournée en décors réels, dans le lycée de l’histoire), chaque saison raconte une année scolaire complète vécue par une vingtaine d’ados et diffuse un total de 180 épisodes sur 7 mois, propulsant la série à un record impressionnant de 50% de parts de marché à la fin de chaque saison.
Sur le plan de l’histoire en elle-même (malgré mon handicap « no-speak-Dutch », l’histoire est suffisamment « visuelle » pour qu’on en comprenne très bien les enjeux même sans les dialogues [c’est le propre de l’audiovisuel d’être plus visuel qu’audio, me direz-vous, mais c’est malheureusement moins fréquent qu’il n’y paraît]) (cela dit, please, qu’un ami « Dutch-speaking » me corrige si je me trompe) (fermer les parenthèses) (donc). Hem, sur le plan purement narratif, disais-je, l’histoire tourne autour d’un groupe d’ados craquants et des petits et gros problèmes et questionnements, personnels, sociaux et psychologiques qui se posent à eux dans cette période sismique qu’est le passage de l’enfance à la vie d’adulte. C’est rythmé, drôle à regarder et extraordinairement sincère – rien d’étonnant réellement à ce que l’audience se reconnaisse dans les personnages.
Le format a été adapté à la cible pour être réduit à des épisodes courts de 20 mn, diffusés quotidiennement, tous les jours « d’école » de la semaine, à 19 heures. Autre parti pris original: l’histoire en elle-même ne progresse qu’au cours des 10 dernières minutes de chaque épisode, les 10 premières minutes étant consacrées à un résumé enlevé de ce qui s’est passé auparavant.
Un autre élément intéressant tient dans la façon très directe avec laquelle SpangaS s’adresse aux ados: l’épisode se termine sur un personnage qui se tourne vers le spectateur (et la caméra) pour l’inviter à prolonger leur « conversation » sur le site Web. La série étant tournée et montée sans effets de manches un peu à la manière « home-made » de YouTube, cet appel à l’interaction ne ressemble en rien à un « truc » publicitaire mais passe plutôt comme une suite tout à fait naturelle et sympathique de l’histoire. (en jargon transmedia, on appelle ça un « flow tag ») (et en français?.. Euh, en français, je ne sais pas, sorry).

SPANGAS: LE SITE WEB

Le site Web de SpangaS bat tous les records de fréquentation par les adolescents aux Pays-Bas. Dès le premier regard, on comprend qu’il s’inspire directement de leur environnement quotidien et de leur état d’esprit. Pas plus que la mise en scène de la série, il ne se préoccupe de faire la démonstration d’une virtuosité technique ou artistique de designer, il va droit au(x) but(s), proposant un contenu éclaté et très varié d’une façon qui reflète – et reproduit – le spectre d’attention très dispersé d’un adolescent.

Il y a manifestement derrière ce site des ergonomes et experience designers de talent qui se sont intéressés de très près à leur public et ont eu l’intelligence de mettre leur savoir-faire entièrement au service du storyworld et de ses utilisateurs. Conçu dans un esprit graphique qui semblait une tendance très prometteuse en 2007 quand la série a démarré, le site de SpangaS immerge son utilisateur directement dans l’univers narratif. Il est totalement exempt de toute intention publicitaire affichée et le renvoi à la chaîne TV elle-même reste très discret. On y plonge directement dans un monde très fidèle à la série, centré sur la vie des personnages qui ressemble de très près à celle de ses fans.
Les personnages tiennent en ligne leurs journaux intimes (c’est différent d’un blog – dans un blog on reste plus dans le paraître que dans l’être) qui prolongent et approfondissent l’intrigue principale et les intrigues parallèles de la série, enrichissent le « sous-texte » et ajoutent à la fois des dimensions supplémentaires et du sens aux personnages, aux intrigues et aux enjeux.
Parallèlement, des centaines de bonus peuvent être regardés en ligne ou téléchargés gratuitement, y compris des pans entiers d’intrigues parallèles, des jeux, des photos, de la musique, et de nouvelles vidéos subjectives où les personnages expriment leurs interrogations et leurs soucis en s’adressant directement aux utilisateurs.
Les fans sont invités à s’inscrire et peuvent chatter entre eux en ligne – mais bien au-delà de cette interaction intra-communautaire, ils peuvent surtout interagir directement avec les personnages, débattre de leur propres préoccupations avec eux et leur demander des conseils « perso » lorsque ceux-ci se loguent à heures régulières et annoncées sur la chatroom. De ce que j’ai compris, les community managers interviennent exclusivement « dans la peau d’un personnage », ce qui a pour effet de renforcer l’impression des jeunes utilisateurs d’être réellement entendus et compris. Alors que je suis parallèlement en train de préparer un article sur les attentes et comportements des populations de fans, cette approche fait écho à ma propre réflexion. Les fans entretiennent avec leurs héros une relation émotionnelle qui procède d’une forme très confiante et sincère d’amitié – voire même d’amour, et ils sont probablement plus enclins à suivre les conseils de leurs « amis fictifs » qu’ils ne le seraient s’ils avaient affaire à leurs profs, leurs parents ou des conseillers. Sachant que les créateurs de SpangaS ont manifestement compris cet aspect humain de la relation à une audience captive, je ne serais pas surprise d’apprendre qu’ils aient pu réellement aider ou accompagner certains de leurs spectateurs sur un plan personnel.
Enfin, il faut encore ajouter à leur crédit le fait que les idées, suggestions et anecdotes proposées par les utilisateurs (UGC) peuvent être assez souvent intégrées à l’histoire en échos aux intrigues de la série TV.

SPANGAS OP SURVIVAL: LE FILM

Il s’agit là d’une véritable extension transmedia. Alors que la série TV explore la vie scolaire de ses personnages au quotidien, le film SpangaS Op Survival, sorti en septembre 2009, raconte un tout autre chapitre en les envoyant tous en vacances en pleine montagne pour les confronter à de nouveaux challenges. Mais il n’en reste pas moins très fidèle au genre (que McKee qualifie de « educational ») et au concept de SpangaS en les expédiant dans une école d’une autre « nature »: les ados y sont entraînés par un de leur prof pour un voyage d’étude d’une semaine au cours duquel ils sont censés accomplir un certain nombre de travaux en équipe, culminant par un éprouvant parcours de survie. Bien sûr, comme dans la vraie vie, chacun des jeunes s’est fait un programme très différent de celui du prof, et leurs agendas respectifs entrent en conflits permanents. La « leçon » ne sera pas apprise dans le calme, certes, mais elle n’en portera pas moins.
Rien de révolutionnaire dans cette extension, direz-vous. Non, certes, mais rien n’indique que le transmedia doive être révolutionnaire, bien au contraire: il ne s’agit pas de briser des codes narratifs éprouvés depuis des millénaires, mais de les renforcer d’extension en extension, de les enrichir, et d’affiner sans cesse la cohérence du storyworld. Chaque détail compte. Y compris par exemple, dans le cas qui nous occupe ici, la période de sortie du film: septembre, l’heure où les ados se préparent à la rentrée et se racontent leurs expériences de vacances. Les exigences marketing (relancer l’attention sur la nouvelle saison) sont ici parfaitement au diapason de l’univers narratif. J’aurais aussi bien pu titrer cet article: « SpangaS, un cas d’école »…
Dans une interview (en néerlandais) sur RTL TV, le producteur annonce d’ailleurs son intention de renouveler l’expérience en concoctant de nouveaux voyages éducatifs pour sa classe d’ados, en les envoyant en Afrique par exemple. On imagine sans peine les innombrables « leçons » que son collège de personnages pourrait en apprendre.

LES EXTENSIONS DE SPANGAS DANS L’ÉDITION ET DANS LA VRAIE VIE

SpangaS, c’est aussi une série de livres et de romans, chacun consacré à l’histoire ou au témoignage d’un personnage particulier, c’est un magazine à fort taux de diffusion, une collection de matériel scolaire « brandés » tels que stylos, cartables, cahiers, agendas, etc. (d’accord, ça c’est du produit dérivé, mais personne n’a jamais dit que le produit dérivé était indigne du transmedia) et des programmes connexes plus courts, TV et Web, centrés sur des thèmes spécifiques abordés par l’histoire.
Elle s’étend aussi dans la « vraie vie » avec des événements où les fans peuvent non seulement rencontrer les acteurs, mais plus souvent encore les personnages eux-mêmes – les acteurs s’y présentant généralement dans la peau de leur personnage dans un esprit tout à fait fidèle au storyworld de SpangaS.
De ce que j’ai pu voir, il semble également que la production ait monté une école de spectacle (chant et danse) dans laquelle les fans pouvaient se mêler aux personnages. Et toute l’équipe de comédiens est actuellement en tournée à travers les Pays-Bas à l’heure même où j’écris.
Étonnamment (ou pas, dans la mesure où ça reste très cohérent avec le concept), il semble que dès la conception du projet, la tentation de développer des extensions mobiles ait été écartée pour la raison simple que les mobiles sont interdits dans les écoles néerlandaises.
Nettement moins étonnant: SpangaS a décroché plusieurs nominations internationales et remporté beaucoup d’awards nationaux. A l’heure où vous me lisez, SpangaS continue sur sa lancée prometteuse et nous sommes très curieux, chez BackStory, de voir ce qu’ils nous réservent.

CE QUE NOUS AVONS À APPRENDRE DE SPANGAS

Au-delà d’une expérience superbement orchestrée, ce que je trouve particulièrement admirable dans SpangaS, c’est l’honnêteté et la cohérence de l’ensemble du projet – deux caractéristiques essentielles indispensables à toute entreprise transmedia. Dès ses débuts, il s’est centré sur l’apprentissage de la vie par les adolescents, sur leurs préoccupations et leurs questionnements, et tout au long de son déroulement il s’est attaché à tenir ses promesses sur ce plan – en donnant la parole à ses spectateurs, en leur donnant la possibilité d’être entendus et en maintenant une interaction authentique avec eux. Cela faisant, SpangaS fait la preuve que la fiction est un formidable moyen pour faire passer un message social positif et fort de tolérance, d’intégration et d’ouverture aux autres.

Et pour ce qui est du storytelling transmedia en soi, c’est une très belle démonstration de certains principes auxquels nous croyons fermement chez BackStory:
– qu’en Europe comme partout ailleurs dans le monde, le transmedia n’est pas taillé pour les expérimentations en one-shot et à courte vue, mais qu’il se construit et se solidifie dans le temps, dans la cohérence et dans l’authenticité (c’est tout aussi vrai pour le storytelling transmedia utilisé en marketing de marque: on ne bâtit une image de marque solide que dans la durée, la cohésion et le respect de sa cible).
– que s’adresser à des adolescents par le biais de livres est tout aussi efficace que les appâter avec des appli mobiles ou des mini-jeux payants, et certainement plus respectueux de leurs inégalités sociales et pécuniaires,
– qu’il n’est nullement besoin d’une batterie d’effets spéciaux ou de millions de dollars de budgets pour réaliser un projet transmedia « dans les règles de l’art » (cela demande en revanche de réfléchir un peu… beaucoup, en amont).
– que si l’on s’engage dans une relation interactive avec son audience, il est indispensable de s’engager jusqu’au bout (plus de numéro de téléphone cul-de-sac et d’emails « no-reply » et sans suite, please, pretty please!..) et de récompenser leur fidélité en leur proposant de vrais contenus de valeur et personnalisés.
– et, last but not least, que Facebook n’est pas la solution couteau suisse « tout-en-un /kifétou » pour construire une base de fans solide. D’où diable a bien pu venir cette idée en fait?