6 mai 2004. NBC diffuse l’ultime épisode de sa série phare : Friends. Cette conclusion, si elle met un terme à l’un des shows les plus populaires de l’histoire de la télévision, marque également la fin d’une ère. Presque la fin d’un genre. Douze ans plus tard, les séries comiques n’ont plus grand-chose à voir avec l’histoire déconnectée du monde et insouciante de cette bande d’amis. Car si ces derniers vivent à New York, la ville paraît pourtant à l’écart de notre propre réalité – l’immeuble ne se trouve d’ailleurs pas réellement à l’adresse indiquée dans la série. L’exemple le plus frappant, c’est de voir notamment comment le 11-septembre a eu impact quasi nul sur la série (ce qui semblerait complètement inconcevable aujourd’hui). A l’exception de symboles patriotiques, avec l’apparition de drapeaux sur les murs de l’appartement des personnages ou des t-shirts à la gloire des pompiers et des policiers qui ont donné leur vie dans les tours du World Trade Center, le 11-septembre ne semble être jamais arrivé dans Friends. Et tout ce qui pourrait y faire allusion semble soigneusement évité. Et même censuré, comme cette scène écrite avant les événements, dans laquelle Chandler blague sur une bombe alors qu’il passe la sécurité d’un aéroport.
Si l’on comprend que cette séquence, qui devait être diffusée un mois après les attentats, a finalement été retirée, cela renforce ce sentiment que Friends s’est toujours détachée de notre monde réel, n’a jamais vraiment souhaité le commenter, et encore moins le critiquer. Rachel, Monica, Ross et les autres donnent finalement l’impression de vivre dans une bulle où la vie extérieure n’aurait presque aucun retentissement sur eux. Bien sûr, c’est ce qui donne à la série ce sentiment d’une amitié très forte, même si celle-ci apparaît presque irréelle (et c’est ce qui fait qu’on l’aime tant), comme tout droit sorti d’un épisode de La Quatrième Dimension. Mais en quelques années, on voit bien combien le visage des séries télé comiques a énormément changé. Le rire, s’il est toujours présent (pas toujours), laisse de plus en plus la place à une forme de mélancolie, une sorte d’angoisse qui se ferait le reflet d’un monde impossible à ignorer. La série comique, en réalité, apparaît moins indifférente, donne le sentiment d’avoir perdu son innocence, pour céder sa légèreté au profit d’une certaine gravité.
La fin des sitcoms
Bien sûr, on pourrait citer de nombreuses séries fondamentalement comiques sorties après Friends comme The Big Bang Theory, Mon Oncle Charlie ou encore How I Met Your Mother, dont il est l’héritier le plus direct. Mais cette dernière, déjà, bien qu’elle reprenne quelques grandes lignes de son modèle (la coloc’, le bar comme point de rendez-vous…), est aussi traversée par une tristesse qui s’incarne notamment dans le personnage de Ted, héros et narrateur qui raconte à ses enfants comment il a rencontré leur mère. Malgré de fortes accointances pour la comédie romantique, How I Met Your Mother propose in fine une vision loin d’être idéalisée du couple. Elle n’hésite pas à dire que l’homme ou la femme de sa vie n’existe pas forcément et qu’on peut très bien en avoir eu plusieurs, mais aussi que la mère ou le père de ses enfants n’est pas nécessairement celle ou celui qu’on a le plus aimé. Et il faut voir lors des derniers épisodes comme les personnages sont soudainement rattrapés par la vie et la mort, dans une conclusion qui évoque par certains côtés celle de Six Feet Under (le jusqu’au boutisme en moins). Ce rapprochement dit bien combien How I Met Your Mother était finalement plus qu’une simple sitcom, comme le confirmait Neil Patrick Harris sur le plateau de David Letterman, peu de temps après la diffusion du series finale : “La série a vraiment franchi la frontière entre le très drôle et le sérieux, pour finalement trouver son équilibre. Et au fur et à mesure que la série a grandi, et que nous grandissions avec elle, elle s’est achevée de façon plus adulte. (…) Je suis très fier de la série, qu’elle soit allée au-delà d’une simple sitcom.”
Le format sitcom, justement, que l’on associait il y a encore quelques temps aux séries comiques a pratiquement disparu aujourd’hui. Et on peut parier qu’il finira par disparaître totalement. Parce que ses caractéristiques propres (unités de lieu, rires en boîte) sont dépassées, oubliées. Quelques séries diffusées sur les networks restent encore attachées à ces codes comme Brooklyn Nine-Nine, New Girl ou encore 2 Broke Girls. Pourtant même dans une série aussi conservatrice que cette dernière (tout y est, les rires en boîte compris) et un humour (souvent) très gras, celle-ci raconte le quotidien de deux jeunes filles sans le sou qui essaient de s’en sortir en travaillant comme serveuses dans un restaurant un peu miteux de Brooklyn (un décompte de l’argent qu’elles parviennent à économiser apparaît à chaque fin d’épisode). Bref, les personnages subissent en fait de plein fouet les conséquences de la crise économique de 2008.
Si 2 Broke Girls reste encore attachée à ses racines, cet exemple montre bien que les comédies ne fonctionnent plus en cercle fermé. Au même titre que sa mise en scène, la sitcom est sortie de sa boîte, comme si elle prenait soudain conscience du monde qui l’entoure. Contrairement à une série comme Friends, on s’aperçoit alors que ces nouvelles comédies donnent beaucoup plus d’importance aux lieux dans lesquelles elle se déroule. La ville est parfois même un personnage à part entière, donnant à la série sa tonalité, sa couleur, voire même son rythme. On pense à Girls (New York), Looking (San Francisco), You’re the Worst (Los Angeles) ou encore Atlanta, où la ville va jusqu’à donner son nom à la série. Dans Louie, son créateur y fait une véritable déclaration d’amour à la ville de New York. Elle est omniprésente, et ce dès le générique dans lequel on peut voir Louis C.K. se rendre à pied au désormais célèbre Comedy Cellar.
Conscience du monde
Avec ce monde qu’elle ne peut plus ignorer, la série comique a commencé à se diversifier, au point d’apparaître comme le territoire privilégié des créateurs. Alors que les drames peuvent donner l’impression de ne pas réussir à se renouveler, les comédies semblent elles connaître une période de fertilité unique. Il suffit pour cela de jeter un œil à la production actuelle, qu’elle vienne des Etats-Unis, d’Angleterre ou de France : BoJack Horseman, Better Things, Girls, Fleabag, Irresponsable, Love, Atlanta… Elles rivalisent toutes d’originalité, et offrent autant de nouvelles facettes à la comédie en traitant du célibat, du chômage, de l’incommunicabilité, du mal-être ou encore de la solitude.
Impossible aussi de ne pas citer Horace and Pete de Louis C.K. sorti en début d’année. Et il faut d’ailleurs s’arrêter une seconde sur le rôle joué par le comique dans le paysage de la comédie actuelle. Avec Louie mais aussi Baskets, Better Things et One Mississippi, la star du stand-up contribue largement à ce nouveau virage. Mais Horace and Pete, qu’il a auto-produit et diffusé directement sur son site Web sans aucune promotion, représente plus qu’aucune autre série cet espace de liberté qu’offre aujourd’hui la comédie. Au moment de sa diffusion (un épisode par semaine), libérée de toute pression et de toutes contraintes, la série de Louis C.K. a cela d’incroyable qu’elle devient totalement imprévisible. La durée des épisodes varie ainsi d’une semaine sur l’autre, pouvant faire 30 ou 50 minutes, sans avoir besoin de prendre en compte les coupures publicitaires. Paradoxalement à cela, de part son côté théâtral, la série donne l’impression de revenir à une esthétique de sitcom. Mais sa mise en scène, là aussi d’une liberté inouïe – à l’image de ce plan fixe durant près de vingt minutes -, dépasse largement ce qui se fait d’habitude dans ce genre de format.
Surtout : on évoquait un peu plus haut la volonté des comédies d’aujourd’hui de ne plus ignorer le monde qui les entoure. Horace et Pete en a quasiment fait sa raison d’être, exposant les maux de l’Amérique avec une violence rarement, sinon jamais vue à la télévision. Écrite semaine après semaine, lui permettant ainsi de commenter l’actualité en temps réel (les propriétaires et les clients du bar, dans lequel se déroule la série, ne cessent d’y faire référence), la série est une réponse à la politique de Donald Trump mais aussi contre ceux qui ont choisi d’en rire – ce que l’auteur juge dangereux. Le rire, de fait, devient presque secondaire, sinon superflu, et on peut alors se demander si les comédies d’aujourd’hui le sont encore, tant et si bien qu’elles finissent par se confondre avec les drames.
Mélange des genres
Avec son palmarès récompensant d’un côté les comédies et de l’autre les drames, ce n’est pas pour rien si la cérémonie des Emmy Awards finit par se prendre les pieds dans le tapis rouge. Une comédie comme Orange is the New Black se retrouve ainsi dans la catégorie drame alors que Transparent, qui n’a presque rien d’une comédie, sinon sa durée, y est néanmoins représentée. L’Académie des Emmy Awards devra peut-être oublier cette distinction tant la frontière entre les genres se fait de plus en plus poreuse. De la même manière que certains drames pouvaient jouer sur l’humour comme Breaking Bad, les comédies ne se définissent plus uniquement par le rire. Le comique de situation (dont le mot sitcom en est la contraction) a laissé sa place à un humour beaucoup plus large, plus nuancé.
Comme contaminé par la tragédie de notre monde, le rire s’est peu à peu effacé. Pour reprendre une formule du cinéaste Chris Marker, l’humour est devenu “une politesse du désespoir”. On ne rit plus de choses légères et triviales mais de faits beaucoup plus dramatiques. C’est ce qui explique en partie cette richesse trouvée par les comédies puisqu’elles peuvent s’intéresser à des thèmes qu’elles semblaient ne pas vouloir aborder. Celui sur la dépression est sans doute devenu l’un des plus populaires. Il est en tout cas l’un des dénominateurs communs de toutes ces nouvelles comédies apparues depuis ces dernières années, dont la série Louie est peut-être le précurseur. Si bien qu’on parle dorénavant de comédies dépressives. Et qu’une série comme You’re the Worst sorte quelques mois après la diffusion du dernier épisode de How I Met Your Mother ne doit finalement rien au hasard. Elle ne fait que poursuivre – sur un ton nettement plus féroce et plus sombre – ce que cette dernière avait finalement amorcé.
Mais si You’re the Worst s’amuse à enterrer pour de bon le prince charmant, et à transgresser la comédie romantique, elle révèle aussi et surtout un fond dépressif qui entraîne la saison 2 vers une noirceur inattendue, qui donne néanmoins toute sa profondeur à la série. Et lorsqu’au début de la saison 3, un personnage, qui se sent enfermé dans une vie de couple trop bien rangée, va jusqu’à mettre un coup de couteau à son compagnon, le rire se fait plus jaune que jamais. Presque nerveux. Il révèle aussi notre penchant pour tout ce qui ne va pas chez les autres, et finalement chez nous.
Une plus grande attention aux personnages
Car si la dépression trouve sa place dans toutes ces comédies, c’est d’abord parce que ces dernières accordent une plus grande attention aux personnages. Ce ne sont plus seulement des héros facilement identifiables, qui n’évoluent presque pas au fil des saisons, mais des hommes et des femmes qui nous ressemblent, avec leurs forces, leurs faiblesses et leurs états d’âme. Des héros complexes, nuancés, capables de faire des erreurs comme de belles choses. Bref, ce sont des personnages plus humains, qui nous ressemblent davantage, et avec lesquels on peut plus facilement s’identifier. Et ce n’est sans doute pas un hasard si on recense de plus en plus de comédies inspirées de la vie réelle de leurs créateurs, frôlant même avec l’autobiographie comme Louie ou tout récemment Better Things et Atlanta.
A travers ces personnages plus travaillés et plus proches de nous, les comédies peuvent déployer davantage de sentiments, s’ouvrir à plus de thématiques, pour finalement se transformer jusqu’à devenir mélancoliques et touchantes. Le héros comique est alors devenu un clown triste. Et même littéralement comme dans Baskets (co-écrite et produite par Louis C.K., encore lui) où Zach Galifianakis, acteur essentiellement connu pour ses rôles comiques, interprète un authentique clown qui rêve de devenir professionnel. Peut-être plus encore que les autres dramédies actuelles, comme on les appelle parfois, Baskets symbolise cet autre visage de la comédie. Un visage qui, derrière son maquillage, cache un mal être abyssal que le rire ne suffit plus à masquer mais qu’il permet néanmoins de supporter.