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Cambridge Square, Massachussetts, mai 2011. Il fait à peine 10°, le ciel est plombé et il tombe une bruine pénétrante. Débarquée de Paris où il faisait 25°, je me suis précipitée dans la première Coop étudiante venue pour m’équiper d’un sweat à glisser sous mon blouson: la faute à la météo, me voilà qui arbore la couleur « crimson » et un large logo Harvard (prononcez « Hahvahd ») sur l’estomac.
Pour la première fois aux États-Unis, je n’ai pas eu à chercher ma taille au rayon fillettes. Sur le campus, toutes les filles ont la taille mannequin, les jambes fuselées sous la mini-jupe et la queue de cheval; les garçons, des épaules de rugbyman, la mâchoire carrée et le sourire Kennedy. Les rameurs rament sur la Charles River, ça joue au baseball et au softball à 2 pas des tombes grises des Pères Pèlerins même pas couvertes de mousse, et les « alumni » en t-shirt serrés sur des biceps en 3D devisent sur les bancs sous la pluie. Je me croirais dans un film à la gloire de la jeunesse dorée américaine. Un vieux film, même, si j’oublie l’anachronisme discret des iPads. La free wifi ne se voit pas et ne dépare pas le décor…Et puis brusquement, devant le Radcliffe Hall, je suis téléportée à l’ère du transmedia: je viens de croiser un Gleek!.. L’air tout aussi studieux que ses copains, il est juste un peu plus maigrelet, il porte des lunettes cerclées d’écaille à la Buddy Holly et son t-shirt (crimson oblige, malgré tout) proclame « I’m a Gleek ». Je me retourne pour dévisager éhontément sa trombine à la Artie, ça me paraît si inattendu, presque déplacé: un Gleek à « Hahvahd »?!.. Hmmm? Si, vous savez bien, Gleek, c’est le nom de que se donnent les fans de la série télé Glee.
Un peu plus loin, j’en croise un autre, une Gleek cette fois, tout aussi apprêtée que ses copines, le C cup agressif moulé dans le même t-shirt de fan. Bon, il faut me rendre à l’évidence, la Gleek attitude fait des adeptes jusque que dans l’élite intellectuelle du pays. Why not? Ça fait quelque temps que j’avais envie d’écrire un article sur Glee, ce doit être le moment.

GLEE: TRANSMEDIA OU PAS?

A priori, la série américaine Glee, créée par Ian Brennan et lancée par la Fox en mai 2009 avec un succès très relatif (10 millions de spectateurs à la fin de la saison 1), ne semble pas présenter les caractéristiques qui en feraient un modèle transmedia: l’histoire est essentiellement mono-média (télévision, donc) (ben oui), les premiers concerts live ont été organisés à seules fins promotionnelles, il n’y a pas véritablement d’extensions narratives sur d’autres supports, et s’il y a bien un site Web (des dizaines, voire des centaines en comptant ceux des fans), on ne s’y préoccupe même pas de nous y proposer des blogs de personnages. Pas de jeu en ligne (sorti des traditionnels trivia games sur le Web), pas de BD ou d’édition, les produits dérivés ont toute l’apparence de franchises: BO, t-shirts, spectacles promotionnels, et une jolie petite application iPhone et iPad créée par Smule qui n’a rien de novateur sur le plan technique et ne fait aucune place à la narration ni aux personnages (je vais y revenir). Pourtant, plus de 13 millions de Gleeks sur Facebook pour 10 millions de spectateurs US et quelques millions de plus par pays de diffusion (un peu plus d’un million en France), wow!..

Je sens que je vais peut-être perturber certains qui avaient enfin intégré que le propre du transmedia est de dérouler des lignes narratives différentes, entières et complémentaires sur des supports différents. Pourtant, Glee, qui ne déroule l’histoire de ses 15 personnages que sur nos seuls écrans télé, n’en est pas moins un superbe exemple de storytelling transmedia. Damn! Why? Let’s see…

Le génie de Glee, ce n’est pas seulement de nous proposer le storyworld déjanté d’une bande d’ados éclopés luttant pour se faire entendre et reconnaître en créant une chorale improbable (Glee Club, en anglais: il y en a dans presque chaque collège et université américaine), c’est aussi et pour l’essentiel d’avoir intégré à sa trame narrative des centaines de mini-histoires déjà connues, reconnues, déjà vécues sur un plan émotionnel par la grande majorité du public.

Comme son titre l’indique, Glee raconte l’histoire d’une chorale d’ados et de quelques profs, surfant entre Friends et Fame, entre le soap et le musical. On y chante donc. Beaucoup. Et on y danse. Des tas de vieux tubes (même du Chaplin) réinterprétés par une quinzaine de personnages qui y font la preuve d’un talent et d’une maturité qui leur fait cruellement défaut dans tous les autres aspects de leurs vies difficiles. A part ça, ils mentent, ils trichent, ils fument des trucs illicites, ils se brouillent avec leurs familles et se sont vus votés « worst show of the week » par le Parents Television Council. Réhabilitation et rédemption par la musique, donc.

GLEE: L’EXTRAORDINAIRE POUVOIR NARRATIF DE LA MUSIQUE

I’ll Stand By You, All By Myself, Imagine, Over the Rainbow, Hello, Papa Don’t Preach, Defying Gravity… Même sans parler anglais, lequel d’entre nous n’a pas déjà chanté un de ces morceaux? Qui n’en associe pas plusieurs avec des moments forts de sa vie? Et même si ce n’est pas le cas, les émotions nouvelles portées par les personnages, par une relecture des paroles parfois, par un réarrangement très contemporain et une chorégraphie musclée, réussiront malgré tout à émouvoir les plus critiques d’entre nous. Glee, ce n’est pas une histoire, ce n’est pas un seul storyworld, c’est 100 petites histoires émotionnelles portées par une métahistoire, et dans ces 100 histoires, chaque spectateur y retrouve des épisodes de sa propre histoire.

Chaque chanson est une histoire, avec un début, un milieu, une fin et pour la plupart, un arc de transformation et un climax. Cette évidence m’a frappée il y a quelques années alors que préparant une formation à l’art narratif, je cherchais des exemples forts sortant des supports attendus: la photo (Doisneau, Depardon), la peinture (Bruegel, Géricault, Rockwell), la sculpture (Rodin) et la chanson, Brel bien sûr, Aznavour, Madonna, Jackson, etc. Qu’il y ait des paroles ou pas: pensez à Mozart, à Rachmaninov, à Wagner. Ce n’est pas un scoop me direz-vous. Sans doute que non, mais quand j’ai regardé de plus près les compositions, les temps forts, les respirations, les lignes textuelles, graphiques ou mélodiques, j’ai été sidérée par les similitudes de construction narrative avec celles d’un roman ou d’un film, par exemple, telles que nous les rappelle un McKee. Alors ce n’est pas un scoop, non, mais pour un Les Choristes, un 8 Femmes et un Amélie Poulain, combien de nos films savent vraiment utiliser la force narrative de la musique? Combien de nos DA savent scénariser une image fixe? (Même dans la pub, ça me désespère…). Et Lost aurait-il tant impressionné les esprits sans le talent de Giacchino?.. Hem, bref, pardon, je m’égare. Je vous parlais de Glee donc.

En 2009, 25 singles de Glee ont occupé le Billboard Top 100, battus seulement par les Beatles avec 31 titres en 1964 et coiffant Elvis au poteau en 2011. Glee, c’est 100 mini-histoires émotionnelles, intimes et personnelles pour ses spectateurs, 100 histoires par saison (à peu près 5 à 6 morceaux par épisode de 43 mn) portées par l’histoire source. Et ce qui transcende les média, ce n’est pas l’histoire source, ce sont toutes les histoires de la bande originale. Le remix de Glee circule, les enregistrements originaux voient leurs ventes boostées (les ventes de « Take a Bow » de Rihanna ont augmenté de 189% après l’épisode Showmance), et magnifique cerise sur le gâteau: les fans – les Gleeks, donc – peuvent chanter à leur tour en chœur avec d’autres Gleeks du bout du monde grâce à l’ingénieuse petite appli de karaoké proposée sur iPhone et iPad.

LE GLEE KARAOKÉ DE SMULE

C’est peut-être la seule vraie extension de la série (http://glee.smule.com/), elle n’a rien de révolutionnaire, ne reprend aucun des ingrédients narratifs de la série hormis la musique, et pourtant… Le principe est simple, pour 0.79 €, on installe sur son iPhone ou son iPad une petite appli qui propose essentiellement 3 fonctions. La première consiste à continuer à dépenser des sous en achetant des singles originaux ou remixés par l’équipe de Glee pour 1,59 € chacun (c’est un peu plus cher que le morceau seul sur iTunes). La seconde consiste à enregistrer sa propre voix sur la musique en suivant les paroles qui s’affichent à l’écran avec la possibilité de corriger le ton et de chanter en chœur avec soi-même – on y gagne des récompenses bien sûr qui se comptabilisent en « starbursts ». Et enfin on peut basculer en mode « World » pour publier sa chansonnette sur une petite planète affichant notre localisation, ou mieux encore, joindre sa voix à celle d’autres Gleeks qui ont interprété la même chanson ailleurs sur terre – les autres Gleeks en ligne votent et publient des commentaires (souvent gentils).

Ça bugge un peu mais le résultat est là : la planète entière devient un Glee Club et le storyworld est passé dans la vraie vie. Faire chanter le monde à l’unisson: quelle jolie idée. Il y a quelque chose d’émouvant à entendre 16 inconnus dispersés dans le monde chanter ensemble « Like a Virgin ». Et bien sûr, on peut publier ses performances sur Facebook, s’annoncer sur Twitter ou envoyer sa petite chanson par email à ses amis. Hmmm?.. Non, vous ne m’entendrez pas chanter. Non, non.

DES FANS ACTIFS ET DÉBORDANT D’IMAGINATION

Un jeu de karaoké similaire est également proposé sur la Wii. Pour autant, les fans de Glee n’avaient pas attendu la sortie de l’appli pour se déchaîner sur YouTube en filmant leurs propres performances et chorégraphies sur la musique originale avec des résultats parfois hilarants. Fidèles à l’esprit de la série, ils montent leurs propres Glee Clubs qui s’affrontent en compétitions (voir par exemple le Club de Londres) et se produisent eux-mêmes en spectacles, parrainés par la Fox.
Des flashmobs sont organisés régulièrement un peu partout en Europe, en Amérique du Nord et en Australie. Celui de Rome du 23 décembre 2009 a fait 5 millions de vues sur YouTube. Le prochain est prévu à Paris le 6 juin, annoncé sur le site Glee-france.fr. Bien sûr, des sites de fans ont fleuri dans toutes les langues, mais à la différence de Spangas, les contenus y sont exclusivement centrés sur la musique et les acteurs, pratiquement pas sur l’histoire elle-même et relativement peu sur les relations entre les personnages. Parallèlement, la Fox organise régulièrement des tournées live à travers les États-Unis et à Londres, et un long-métrage 3D a été annoncé qui sera tourné sur scène et en coulisses lors des prochains concerts « Glee Live! In Concert! » qui auront lieu au cours de l’été 2011.

Ecrans télévision, cinéma, scène, jeu vidéo, appli mobile ludique dans l’esprit exact du storyworld, sites Web, YouTube, Twitter, Facebook, MySpace… Le propre du transmedia étant de permettre à de nouvelles générations d’audiences de s’approprier leurs univers narratifs de prédilection, Glee constitue à n’en pas douter une véritable expérience transmedia – pourtant très différente de celles de Lost, de Fringe, de Harry Potter ou de Pirates des Caraïbes. Il y a une raison à cela, très simple en réalité: c’est qu’en matière de storytelling transmedia comme dans n’importe quelle autre forme de storytelling, le genre et le thème choisis jouent une importance capitale dans la structure narrative, et par voie de conséquence, dans le choix et le mode des extensions transmedia qui lui seront associées.

STORYTELLING TRANSMEDIA ET GENRES

Le transmedia n’est pas un genre en lui-même, c’est une forme narrative comme les autres à cet égard, qui met en synergie toutes (potentiellement) les formes narratives déjà existantes et ne déroge pas pour autant à des conventions de genres qui sont déjà largement transversales.
La science-fiction obéit à des conventions qui lui sont propres, qu’il s’agisse d’un roman, d’un film, d’une BD ou d’un jeu – comme le polar ou le fantastique obéissent à d’autres conventions. C’est aussi le cas des comédies, et pour revenir à Glee, des musicals. Glee mélange les genres, comme la plupart des fictions aujourd’hui, mais les deux principaux sont le musical et la comédie .
Chaque genre a ses conventions, certaines sont même particulièrement strictes (comme celles de la science-fiction par exemple). Ces conventions sont nées des habitudes et des relations particulières que les audiences entretiennent avec un genre donné. Elles ne sont pas liées à une audience définie (sauf si l’on s’adresse précisément aux fans de fantastique par exemple), chacun peut être à la fois amateur de plusieurs genres: on peut être fan de Fringe et de Glee en même temps, et l’on entretiendra des relations différentes avec chacun de ces storyworlds.

Aux fans de science-fiction, les extensions transmedia proposent d’explorer la « science de Fringe » et de la passer au filtre de réelles découvertes scientifiques (c’est intéressant de les comparer parce que les deux séries émanent de la Fox). Aux fans de musicals en revanche, elle propose de chanter en chorales sur un « small world ».

Une des conventions largement attendue des musicals, entre autres, est que les numéros musicaux servent d’exutoires aux personnages pour exprimer littéralement leurs émotions (ce qu’on évite soigneusement dans les autres genres) et se libérer momentanément de leur réalité fictionnelle. Tout leur devient possible: ils se parent alors de costumes et de couleurs éclatantes, ils colorent le monde de leurs émotions (ils « chantent sous la pluie ») et se muent en virtuoses du rock en fauteuil roulant. Ils créent une fiction dans la fiction. Ils font de leurs émotions un spectacle. Et c’est très exactement ce que proposent les extensions de Glee à ses fans: se libérer de leur propre réalité pour exprimer leurs émotions par le biais de la chanson et de la danse – et s’offrir en spectacle au monde.
N’allez pas penser cependant qu’il suffit de juxtaposer les numéros musicaux époustouflants sur une trame narrative mal ficelée et des personnages inconsistants pour reproduire un Glee. Glee s’inscrit parfaitement dans ce qu’outre-Atlantique on définit comme un High Concept et sans une vraie bonne histoire source, capable d’émouvoir sincèrement son public, il n’y aurait pas de Glee, quelle que soit la qualité des performances musicales. Tout commence toujours par une bonne histoire…