Nicola Delon, Architecte et co-fondateur du Collectif Encore Heureux, questionne les modèles de la ville à l’échelle de l’individu et de son environnement. Entre obsolescence programmée et privatisation du bien public, comment se ré-approprier l’espace collectif ?
Dans le contexte actuel d’accroissement urbain et de raréfaction des ressources, sous quel angle doit-on envisager l’avenir des villes et leur aménagement ?
Nicola Delon : Trois points me paraissent primordiaux. Tout d’abord, la sobriété écologique et économique, bien évidemment. L’épuisement des ressources nécessite de penser différemment le rapport à la construction et à la réhabilitation des espaces et bâtiments, en favorisant notamment l’économie circulaire et la réutilisation des matériaux. Mais cette réflexion va plus loin. Aujourd’hui, le cycle de vie des aménagements de bureaux est conçu pour ne durer que 6 ans en moyenne, là où autrefois on concevait pour des décennies. L’obsolescence programmée est donc une réalité qui engendre une surconsommation inquiétante.
Ensuite, l’un des enjeux majeurs est la reterritorialisation de la ville. Depuis plus de 30 ans on a construit dans une optique de délocalisation de l’approvisionnement des matériaux de construction et d’étalement urbain. Or, l’explosion des prix du transport liée aux prix de l’énergie nécessite de réinventer le rapport entre la ville, ses zones périurbaines et rurales pour l’ancrer dans un territoire de proximité, à son échelle.
Enfin, le point le plus important, c’est de réinventer la démocratie urbaine. Le risque actuel réside dans la privatisation des villes et l’accroissement des inégalités sociales. On pense spontanément aux smart cities construites de toutes pièces qui deviennent des laboratoires d’expérimentations grandeur nature pour les géants des nouvelles technologies, à l’exemple de Songdo en Corée du Sud, piloté par Cisco. Mais cette réalité existe aussi ici où les pouvoirs publics font appel à des fonds privés pour construire des écoles et des hôpitaux, ou nouent des partenariats avec des entreprises pour réhabiliter des quartiers dont elles assurent ensuite la gestion. Au Royaume-Uni, on a aussi l’exemple d’espaces publics comme des places ou des parcs qui sont aujourd’hui gérés par des organismes privés pour en assurer la maintenance ou la surveillance. Qui nous garantit que ces organismes privés, une fois installés, continueront de se poser la question du bien collectif ? Comment réduire les écarts sociaux pour favoriser l’égalité des statuts des habitants et éviter la ghettoïsation ?
Ces trois enjeux incitent à questionner en profondeur notre rapport à l’environnement urbain. L’un des principes que l’on applique systématiquement aux projets confiés à notre collectif d’architectes, c’est celui d’« écosophie » développé par le philosophe et psychanalyste Félix Guattari dans son ouvrage « Les trois écologies »1. Une approche qui tente de concilier l’écologie environnementale, sociale et mentale. La dimension environnementale a trait à la démarche écologique ordinaire, l’écologie sociale prend en compte l’environnement économique et les rapports sociaux, et l’écologie mentale s’intéresse à la subjectivité humaine et à la prise en compte de la singularité. Ces trois représentations nous servent de balises pour concevoir nos projets urbains.
Vous revendiquez la ré-appropriation des espaces publics par les habitants. Comment y participez-vous concrètement ?
Nicola Delon : Modifier la perception que les habitants ont de leur ville est un moyen de leur permettre de se ré-approprier cet espace. Nous travaillons beaucoup sur la transformation d’usages des lieux. Par exemple, à Marseille, nous avons créé des aires de jeux temporaires dans un lieu inoccupé à proximité de voies ferrées. On a aussi imaginé un théâtre itinérant empruntant le réseau ferré (Wagons-Scènes) pour proposer des spectacles dans les zones rurales qui n’ont pas les moyens de construire des structures culturelles. La ville est vivante, elle se construit et se déconstruit, mais son uniformisation grandissante ne laisse que peu de place à l’expérimentation. Face aux complexités normatives, les commanditaires choisissent souvent des solutions éprouvées plutôt que des projets innovants. C’est pourquoi Encore Heureux aime explorer différentes approches de villes éphémères, notamment pour des festivals. Concevoir des projets temporaires offre plus de souplesse pour tester des concepts, les développer et en analyser les résultats. Concepts qui peuvent s’installer dans la durée lorsqu’ils ont fait leurs preuves. C’est pour nous une réponse à la frilosité des villes qui permet d’innover et réinventer l’espace urbain dans une démarche de sobriété constructive.
On considère souvent les nouvelles technologies comme une formidable opportunité pour relever les défis de la ville de demain. Qu’en pensez-vous ?
Nicola Delon : En terme de conception de projets architecturaux, les nouvelles technologies comme la 3D ou la réalité augmentée offrent une puissance de visualisation et de simulation vraiment intéressantes. Cela nous permet de vérifier des intuitions et concrétiser des idées qu’on n’aurait pas pu dessiner telles quelles, et encore moins tester. Aujourd’hui on peut également scanner un bâtiment et obtenir une maquette numérique très précise de ses volumes et de son état. Cette visualisation nous permet d’envisager la manière de le déconstruire et réemployer ses matériaux. On aimerait disposer d’outils plus poussés qui proposeraient une véritable radiographie des caractéristiques physiques de chaque matière utilisée afin d’optimiser son réemploi.
Dans notre métier, les nouvelles technologies sont aussi des outils ayant un vrai potentiel pédagogique et narratif en phase de vente ou de médiation. La 3D et la réalité augmentée nous permettent de raconter les projets, les partager avec les interlocuteurs publics et privés, faire adhérer les habitants. En phase de construction elles nous servent à briefer les différents intervenants et à ajuster le projet selon les besoins exprimés.
Plus largement, les TIC proposent aux villes d’optimiser la gestion de la consommation d’énergie. Ces systèmes de pilotage de bâtiments peuvent se révéler redoutables d’efficacité. A condition que leur ergonomie soit adaptée pour en faciliter l’usage et que ces systèmes soient suffisamment ouverts pour favoriser l’interconnexion avec d’autres systèmes. On a bien souvent vu des solutions de pilotage qui complexifient à outrance les aspects techniques pour que leurs concepteurs soient les seuls à même de les piloter ou les faire évoluer. La technologie n’a donc de sens que dans un écosystème complet. Elle doit libérer l’utilisateur et non l’emprisonner. Chaque innovation et chaque outil doivent questionner leur nécessité, leurs limites et leurs garde-fous. La collecte massive de données utilisateurs peut offrir le meilleur comme le pire, selon qui les exploitent. Elle peut favoriser l’émergence de puissants monopoles ou la disparition de la notion de vie privée. Ce sont des questions qu’il est grand temps de se poser. Enfin, n’oublions pas que ces fameux outils technologiques sont soumis à l’obsolescence programmée et à la raréfaction des métaux rares. Eux aussi doivent être pensés dans une optique économe et durable ! »
A propos de Nicola Delon
L’architecte Nicola Delon est co-fondateur du collectif Encore Heureux qui se veut un atelier exploratoire de la condition urbaine. Il questionne le rapport à la ville pour favoriser la ré-appropriation du bien commun par ses habitants, dans une optique de sobriété économique et écologique propre à en favoriser l’usage.